Bénie des dieux
Bénie des dieux

Bénie des dieux

Une nouvelle inédite, écrite avec ma fille pour un concours sur un thème loin de mes standards : Reine des volailles, volailles des rois.

Bénie des dieux


En l’an de grâce 1628, le seigneur Archibald revenait d’une expédition à l’est de la France, bien entouré par toute sa garde, et, en tant que fin gourmet, de son meilleur cuisinier. Alors qu’ils traversaient les terres jurassiennes, collines verdoyantes devant leurs yeux et fraîches rivières sous leurs pieds, le seigneur, à l’estomac capricieux, proposa de faire une nouvelle halte pour déjeuner.

« Messire, lui dit son cuisinier. Ce n’est pas que je rechigne de vous préparer de nouvelles succulences, mais les vivres diminuent dangereusement. À ce rythme-là, nous n’en aurons pas assez pour finir notre route !

— Qu’à cela ne tienne, lui répondit Archibald, se frottant la panse de ses deux mains. Trouvons une auberge et régalons-nous ! »

Un des écuyers, connaisseur des lieux et des spécialités locales, guida toute la garde vers une auberge de sa connaissance, à la réputation excellente.

« Vous verrez, messire, on y fait la meilleure gallinacée du pays ! Vos papilles n’en reviendront pas ! »

Ces mots ne manquèrent pas de faire froncer les sourcils du cuisinier, réputé lui aussi pour ses cuisses de poulardes d’une grande qualité.

Toute la troupe prit le chemin indiqué par l’écuyer et arriva devant une vieille auberge, rustique, typique du coin ; mélange de pierre, de terre et de bois, sa cheminée sarrasine sur un toit de tuiles creuses. Au-dessus de la porte d’entrée, une enseigne indiquant « Volaille des rois » trônait, avec à ses côtés une représentation métallique d’une poule au plumage blanc.

« Eh bien, dit Archibald en toisant son cuisinier. J’ai hâte de voir cela ! Je me demande s’ils cuisinent mieux les poulardes que toi ! »

Le cuisinier suivit son seigneur, sans dire un mot, les sourcils toujours froncés, et l’air maussade.

Une fois tous attablés, l’aubergiste vint quérir la demande du seigneur et de sa garde.

« Si Messire veut bien me le permettre. Je vous suggère de prendre notre spécialité locale. La gallinacée dans son jus. Une merveille pour les papilles. Vous m’en direz des nouvelles !

— Faites donc ! Mais je vous préviens, c’est un palais de seigneur que vous servez là ! Ne me décevez pas ! »

Un bon moment plus tard, alors que la cervoise coulait à flots, l’aubergiste revint avec des plats et des couverts pour chacun.

« Pardonnez l’attente Messire. C’est un plat d’exception, notre cuisinier aime prendre son temps. Je vous souhaite un bon appétit. »

Le service était impeccable, chacun disposait d’une belle cuisse de poulet, qui semblait cuite à point, dans son jus, un « écrasé de légumes du jardin » pour sublimer le tout.

Le repas fut un régal pour tout le monde, et particulièrement pour le seigneur qui ne s’en cacha pas devant l’aubergiste.

« Eh bien ! Dieu soit loué ! Je n’avais jamais rien goûté de pareil ! Une chair fondante et juteuse. Qui se détache de l’os sans le moindre effort ! Et un goût raffiné ! Comme du lait de noisette ! Quel est votre secret ? Mon fricasseur, ici présent, dit Archibald en montrant le seul homme qui semblait passer un mauvais moment, ne m’a jamais rien mitonné de pareil. Montrez-moi votre secret ! Vous devez avoir un cuisinier hors pair !

— Venez, mes sires, venez, suivez-moi. Nous avons en effet un cuisinier hors pair. Mais cela ne fait pas tout ! Notre enseigne ne ment pas, nous avons ici la volaille des rois ! »

L’aubergiste les amena dans les cuisines discuter avec le maître des lieux, ravi de leur en apprendre plus sur ses plats.

« Oh, oh ! C’est’y vrai que j’ai du talent. Mais le talent n’est rien sans un bon produit. Et nous avons ici le meilleur des produits. Je connais bien ma cuisine. Mais le véritable secret de la recette, c’est dans la cour qu’il se trouve. Allons voir notre éleveur, il vous expliquera tout ! »

Toute la troupe entra dans le jardin de l’auberge, grande étendue d’herbe, propre, un poulailler en béton construit sous les châtaigniers, dans lequel se promenaient des centaines de poules en toute liberté.

« Hep, Louison. Viens’t’y par ici ! héla le cuisinier à un homme qui jetait du maïs à la volée. Le seigneur Archibald voudrait en savoir plus sur tes poules !

— Holà, mon seigneur. Je suis content que mes poules vous aient plu. Regardez-moi ces bêtes ! Des poulets de Bresse ! »

L’éleveur attrapa une poule, d’une belle taille, d’un plumage blanc comme immaculé, tenant la tête haute avec fierté, les mandibules d’un rouge éclatant sous le bec, des pattes bleues aux reflets luisants.

« Eh bien, en voilà une belle bête. Elle me semble un peu plus grande que celles qu’on a par chez nous, non ? demanda le seigneur à son cuisinier en chef, qui hocha de la tête, l’air mauvais.

— C’est’y tout à fait normal, mon bon sire. Ce n’est pas une poule ordinaire. On en trouve que par ici. Mais à mon avis, c’est une espèce bénie des dieux ! Jamais vu de poulets de ce genre ailleurs.

— En voilà une belle histoire, mon brave. Dites, pourriez-vous m’en laisser une ou deux pour notre contrée ? Histoire d’apprendre un peu à nos éleveurs ce qu’il se fait par ailleurs.

— Avec plaisir, mon bon sire ! »

Le seigneur rentra dans son royaume avec ses poulets de Bresse sous le bras, heureux de cette découverte culinaire. Avant de monter dans ses chambres, il apostropha son cuisinier, en guise de défi, et lui dit : « Je te laisse les poulardes. Va donc voir nos éleveurs. Et fais en sorte d’arriver à un tel résultat. Sinon c’est aux cachots que tu t’y retrouveras ! »

Le lendemain, le cuisinier attrapa les éleveurs par les épaules en les secouant comme des cochons.

« Et vous autres ! Vos poules sont maigrelettes ! La peau sur les os ! Et la viande sèche ! Regardez moi cette bête ! hurla-t-il en leur montrant la “poularde royale”. J’en veux des comme ça ! Non, même mieux ! Des bêtes gigantesques ! Qu’on puisse se nourrir à plusieurs sur une cuisse ! Sinon, croyez-moi, c’est vos filles qui passeront à la casserole ! »

Pendant plusieurs mois, le cuisinier, qui ne manquait pas de recevoir des sermons de la part du seigneur Archibald, harcelait ses éleveurs pour savoir où ils en étaient. Ces derniers faisaient de leur mieux pour croiser des espèces entre elles, tout en leur donnant toutes sortes de mets étranges et peu recommandés pour des gallinacées. Ils leur arrivaient même de créer par moments des poules à deux becs, parfois des coqs à trois cuisses, et, devant la monstruosité de ces bêtes, les enterraient bien vite.

Puis un jour, pensant avoir atteint leur but, ils amenèrent une volaille découpée en huit pièces au cuisinier. Ce dernier, venant justement de recevoir un ultimatum du seigneur, dit aux serviteurs de faire appeler en urgence Archibald, car il avait « une volaille de rois » à lui faire goûter.

En découvrant les pièces de viande, le cuisinier ouvrit des yeux immenses. Les cuisses étaient gargantuesques, pesant bien plusieurs kilos, les ailes ressemblaient à celles d’un aigle, les filets à une poitrine de bœuf. Le cuisinier s’en frotta les mains, certain que ces pièces de choix impressionneraient le seigneur.

Après deux bonnes heures de préparation, le cuisinier marqua un instant une courte hésitation devant une odeur étrange, mais n’ayant pas vraiment le choix, fit servir les cuisses dans leur jus.

Il patientait dans sa cuisine, attendant que le seigneur vienne le féliciter, quand soudainement, il entendit des hurlements de colère provenir de la salle à manger.

« C’est une honte ! Un véritable scandale ! Cette viande est immangeable ! Pire que ça même ! Gorgée de flotte ! Comme si elle avait mariné dans la vase ! Et ce goût ! Pouah ! Un goût de rat crevé ! Des têtes vont tomber ! Amenez-moi le cuisinier ! Enfin, si on peut appeler ça un cuisinier ! »

Des gardes amenèrent le cuisinier en le tenant fermement par les épaules. Celui-ci se débattait et face au seigneur Archibald tenta sa dernière chance :

« Les éleveurs ! Ce sont eux ! Des malandrins ! Ils jouent avec la nature ! »

Afin d’en avoir le cœur net, Archibald, accompagné de ses gardes et du cuisinier, se rua vers les cours, chercha en pleine nuit les poulaillers, et ouvrit la porte d’un grand coup de sabot.

En voyant ce qui se trouvait à l’intérieur du bâtiment, les hommes en eurent un haut-le-cœur. Dans le poulailler, des dizaines de poules, énormes, atteignant presque le plafond, et tellement grasses qu’elles n’arrivaient plus à bouger, gisaient dans leur fiente, et caquetaient comme si elles étaient sur le point de mourir. Une d’elles, de son bec monstrueux, était en train d’éviscérer un rat, dont les tripes gisaient au milieu d’un tas d’ossements. Une odeur infecte, de pourriture et de mort, se mêlait à un long gloussement agonisant, qui donnait à la scène un caractère épouvantable.

Devant tant d’horreur, le seigneur finit par pousser par un long cri de détresse et de dégoût. Surprises par ce cri, et comme terrorisées, les dizaines de poulardes géantes tentèrent de se débattre, de fuir, mais, gênées par leur taille difforme ne purent que rouler sur elles-mêmes, se gêner, se mettre des coups de bec, dans un chaos total. Les monstres gallinacés s’entre-tuaient et se dévoraient même, avec une telle violence que le seigneur et les gardes prirent peur, et dans leur panique ne retrouvèrent plus la porte du poulailler. Coincés au milieu des poulardes géantes, ils prirent des coups de becs dans le crâne, le torse, et finirent aussi à moitié dévorés, au milieu du poulailler devenu abattoir.

Dehors, la nuit, paisible et tranquille, était bien loin de se douter du drame qui venait de se jouer entre ces murs. Quand les cris et les caquètements s’atténuèrent et que plus une seule âme ne vivait, dans ce silence retrouvé, une poule, blanche, gracieuse, atterrit, d’un bond svelte, à l’une des fenêtres. Elle contempla ce spectacle morbide, avec presque une fierté dans le regard. Son plumage blanc scintillant au clair de lune, elle trônait au dessus de ce terrible charnier. Majestueuse. Royale. Elle semblait bénie des dieux.


Fin

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