Simagrées de la vie quotidienne et désir d’esthète
Simagrées de la vie quotidienne et désir d’esthète

Simagrées de la vie quotidienne et désir d’esthète

Une nouvelle qui part d’émotions, d’art, de Rilke et de Bach

Simagrées de la vie quotidienne et désir d’esthète


Dans le froid mordant d’une matinée de décembre, Joseph patientait à l’arrêt de bus, corps emmitouflé dans un vieux manteau usé, bonnet sur la tête, et mains dans les poches en tentant de se réchauffer.

Ça caille aujourd’hui, j’espère qu’il va se grouiller.

Il faisait encore nuit à cette heure matinale, et les rues étaient plongées dans la pénombre, et dans un silence, étrange, ce genre de silence que ne connaissent que les chiens errants, les clodos, les travailleurs de l’ombre, ce silence des rues désertes et des villes encore mortes.

Le bus arriva quelques minutes plus tard, quasiment vide, sinon le chauffeur, casquette posée de travers sur une mine patibulaire, lâchant un simple de signe de tête à ce passager qui venait de monter, se rappelant qu’il faisait un froid terrible à la dégaine du bonhomme, et poursuivit sa route. Le vrombissement sourd de l’énorme moteur était le seul bruit qui résonnait dans les rues comme un engin de destruction.

Une fois installé, et certain de ne pas être dérangé pendant la vingtaine de minutes de trajet qui l’attendait, Joseph sortit un livre d’une poche intérieure et se replongea dans un recueil de Rilke.

Il avait trouvé le bouquin un peu par hasard, il y a quelques semaines, et c’était plongé dedans, un peu par curiosité, étant du genre un peu intéressé par l’art, la musique et la littérature, et depuis, s’interrogeait de plus en plus sur le sens de tout ça, le sens de cette vie, le sens même de cette poésie qu’il avait du mal à cerner.

À quoi bon l’art ou la poésie dans une vie pareille ? se demandait-il souvent.

Il ouvrit son livre là où il s’était arrêté la veille, et reprit la lecture.

« Presque toutes nos tristesses sont des états de tension que nous éprouvons comme des paralysies, effrayés de ne plus nous sentir vivre. Nous sommes seuls alors avec cet inconnu qui est entré en nous. De grandes et multiples tristesses auraient donc croisé votre route et leur seul passage, dites-vous, vous a ébranlé. De grâce, demandez-vous si ces grandes tristesses n’ont pas traversé le profond de vous-même, si elles n’ont pas changé beaucoup de choses en vous, si quelque point de votre être ne s’y est pas proprement transformé. »

Tous ces mots, toutes ces phrases, lui semblaient à la fois pleines de sens, pleines de beauté, mais aussi inaccessibles. Que pouvait-il bien faire de tout cela ? À qui cela pouvait-il bien parler ? Il lisait à la fois par curiosité, mais aussi pour s’évader de ce « monde de merde », ce monde qu’il le forçait à prendre ce « bus de merde », par ce « temps de merde », pour s’évader de sa vie.

Il poursuivit sa lecture, pendant que le bus poursuivait son trajet, tout en ruminant intérieurement.

Ras le bol de dévaler ces rues toutes pareilles. Et ces baraques toutes pareilles. Toujours plongées dans le noir et dans ce silence de pauvres. Tout le monde sans doute déjà en train de se préparer pour une nouvelle journée de labeur. Et pour quoi ? Pour une nouvelle journée sans joie ni beauté, sans poésie.

Le bus sortit de la ville et traversa ensuite une zone en friche, dans le noir complet sinon un léger halo venu du ciel et des étoiles, tandis que cet homme, avec ce bonnet sur la tête et son manteau usé, lisait Rilke au milieu de nulle part.

Il arriva enfin à destination, se leva, salua le chauffeur, de loin, qui répondit d’un court hochement de tête, puis descendit et rejoignit l’usine d’incinération des déchets dans laquelle il allait passer sa journée, et dans laquelle il passait sa vie. Au moment de descendre, il se demandait ce que pouvait bien signifier cela, quel sens, dans une vie comme la sienne, pouvait avoir des phrases comme celles qu’il venait de lire.

« Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. »

Il badgea à l’entrée du bâtiment, sur ce boîtier infernal qui ne lâchait jamais une miette, passa le tourniquet, comme s’il entrait dans un monde en guerre, rejoignit son vestiaire, et se changea, changea ses vêtements contre un bleu de travail noirci de toutes les saloperies possibles, son bonnet contre un casque jaune, comme un « soldat de la merde », et alla s’installer à son poste.

La salle était vaste et bruyante, d’immenses robots métalliques aux bras de géants acheminaient des tonnes de déchets de toutes sortes, les broyaient, les transportaient, un grognement métallique ininterrompu résonnait entre les murs et dans le cerveau des « agents de la destruction ». Toute la pourriture du monde, tout le gâchis de la civilisation, des objets inutiles, délaissés, oubliés, balancés par leurs anciens propriétaires, toute une histoire de l’humanité qui crevaient là, sous leurs yeux. Des mains de fer ratatinant des vies anciennes pour les amener dans la gueule béante de « l’entrée des enfers », comme ils aimaient la nommer. Cette fosse, aux flammes énormes, épaisses, cette fournaise terrible ne laissant aucune chance à ce qui y était jeté, réduisant tout en poussière. Parfois Joseph se disait qu’il ferait peut-être mieux de se jeter dans la gueule de la machine, plutôt que de continuer à la gaver.

Va savoir. Les flammes de l’enfer me purifieraient peut-être en un autre homme. Un homme meilleur. Non aucune chance… On est rien d’autre que la merde de ce monde. Même en enfer on resterait des merdes.

Le bruit était infernal, tous ces crissements de métal comme des bruits de tortures, et le vacarme assourdissant des flammes qui semblaient gronder et hurler. L’odeur, aussi, était épouvantable. Il régnait dans l’air un mélange d’huile de moteur usée, de rouille, de fer, de cuivre, tout un parfum métallique qui emplissait les narines d’un fumet chaud, de poussière, et de cendres.

On est plus que des machines en réalité, se disait Joseph. Dire que certains, quelque part dans le monde, écrivent de la poésie… Quand moi je détruis de la merde toute la journée…

Il passa la matinée à diriger les bras mécaniques de son « robot de malheur », à faire ce qu’on attendait de lui, à déplacer des carcasses de métal, à nourrir la bouche enflammée du four, tout en pensant sans arrêt à la lenteur écrasante des minutes qui broient leur homme, à la fatigue, à la désolation, à la poésie, à la beauté.

Qu’est-ce qu’un homme qui passe sa vie au milieu de ces robots de fers ? Qui détruisent le monde. Qui détruisent toute trace de civilisation ? Est-il encore un homme ? Ou ne fait-il que participer lui aussi à la lente destruction de toute vie. De toute poésie. De tout génie. Mais que reste-t-il de génie, d’art, de création au milieu des flammes, de la rouille et de ce boucan de merde ? Il ne reste qu’un cadavre sur pattes, en putréfaction, qu’un agent de la destruction, de la mort, qu’un rouage qui agit contre lui-même. Un parasite de la vie.

À midi tous les agents mirent la chaîne de production en pause, moment de sursis dans la marche en avant de l’enfer, déposèrent leur casque jaune, déboutonnèrent le bleu de travail toujours plus noirci d’huile et « de merde », et se rendirent tous au réfectoire pour reprendre des forces.

Ils s’assirent et mangèrent dans un silence plein de lassitude et d’épuisement, plein de regrets et d’amertume aussi. Quelques instants plus tard, un flot de rires gras et de jurons remplirent la salle. Des éboueurs qui avaient terminé leurs journées s’installèrent sur les tables restantes en s’esclaffant.

— Et encore une journée de fini. À nous la liberté !

— Bordel, encore une bonne journée, gueula un d’eux pour bien se montrer. C’est peut-être de la merde de se lever à quatre heures, mais quel plaisir de se faire lustrer le poireau par de la bourgeoise. Vraiment des chiennes. Encore une qui attendait à sa fenêtre et qui nous invite fissa fissa pour nous offrir un café. Quelle avaleuse bon sang. Elle nous a pris tous les deux. Et avec le sourire. Si c’est pas une belle vie ça. Pendant que le mari est parti trimer. La rue des lilas, je vous dis, c’est la rue des chiennes.

Le type qui mangeait à côté de Joseph lui tapa dans les côtes, et il lui demanda avec un grand sourire :

— Dis, le Jo. C’est pas ta rue ça ?

— Si. Si. C’est vrai, toutes des salopes dans cette rue, répondit Joseph.

— La tienne aussi ? brailla le collègue.

— C’est bon, va te faire foutre va. La mienne est pas comme ça.

Sans doute vexé, mais se demandant aussi ce qu’il faisait là, dans ce monde de tache, de rouille, de merde, de vulgarité, même s’il n’était qu’un misérable lui aussi, un « agent de la destruction », il entrevoyait, quelque part, dans le fin fond de son cœur, quelque chose de peut-être un peu plus grand et noble.

Il profita d’un moment de rire général, de vulgarité crade, et s’éclipsa, pour se poser dans un coin des vestiaires et continuer sa lecture, au calme, comme une petite fugue, une évasion, ou un suicide.

« Je vous prie d’être patient à l’égard de tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu […]. Ne cherchez pas pour l’instant des réponses, qui ne sauraient vous être données ; car vous ne seriez pas en mesure de les vivre. Or, il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant […]. Peut-être en viendrez vous à vivre seulement peu à peu, sans vous en rendre compte, et un jour lointain, vous aurez vos réponses. »

Juste avant de reprendre, il remarqua une phrase qu’il trouva à la fois simple, facile, peut-être trop, mais qui pour autant le turlupina, l’intrigua, car elle n’était pas juste une phrase, simple, et facile, perdue au milieu d’un tumulte de vers et de poésie, mais était comme une tornade. Puis un responsable entra dans le réfectoire, tapa dans les mains comme pour disperser des cochons et cria :

— Allez tout le monde, fini la pause là ! On retourne bosser, et fissa !

Joseph reprit sa place sur son monstre robotique, les bras métalliques toujours prêts à broyer toutes les merdes de ce monde, les articulations suintant d’une huile noire comme l’œil d’un corbeau, et à peine assis, se dit que l’après-midi allait être bien longue.

Les minutes étaient interminables, comme si elles contenaient en elles une éternité de damnation, tout en obligeant leur homme à une concentration de chaque instant. Les heures étaient comme des malédictions, comme des vies entières rongées par l’ennui, comme des rêves broyés, comme le chant métallique de la mort étranglant son homme avec un sourire de haine. Les flammes du four géant brûlaient sans répit, réduisaient tout ce qu’on mettait dans la bouche du monstre en cendre, des mètres cubes de ferraille, des vies entières écrabouillées et finissant en fumée et en poussière.

Joseph actionnait les leviers, appuyait sur des boutons, tournait des guidons, métronome de la destruction, suant sous la chaleur du métal hurlant et dégoulinant de la fournaise. Mais il ne pensait qu’à une chose, il ne pensait qu’à être ailleurs, qu’à s’échapper d’ici, de sa condition, de cette usine, de sa vie même pourquoi pas.

Des types écrivent peut-être de la poésie quelque part, entourés de femmes sublimes, dégustant des bons steaks, se lardant la couenne au soleil, ou regardant peut-être juste le jour s’écouler comme on déguste un bon cru

Vers la fin de l’après-midi, soudain, au milieu des crissements de métal et du boucan infernal des flammes léchant les cubes de déchets que les machines leur apportaient, un cri retentit dans toute l’usine, et un agent courut appuyer sur le bouton d’arrêt d’urgence. Un des types avait été attrapé par une manche de son bleu de travail et aspiré dans le ventre du monstre. Enfin, personne ne savait vraiment. Joseph se demandait qui ça pouvait bien être. Pauvre gars, se dit-il.

— Allez c’est bon, les gars. On s’occupe de tout. Nettoyez-moi toute cette merde, ordonna un responsable.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda un des agents. C’est le deuxième accident cette semaine, bordel. On risque notre vie ici pendant que vous vous pignolez dans vos bureaux !

— Retournez bosser, ouais ! Et toi, Régis, tu viendras me voir dans le bureau. T’es mis à pied !

— Au moins je crèverai pas pour vos yeux, cracha Régis avant que tout le monde ne reprenne son poste.

Joseph termina la journée sans envie, sans rien, sinon que du dégoût, et du désespoir.

Avant de partir, il passa devant le « bac à objets » où un des agents récupérait, un peu au hasard, tout un tas de bricoles qu’il jugeait intéressants, des babioles qu’il pouvait revendre quelques pièces. En fouillant le bac, au milieu des casseroles, des grille-pains, ou des godes vibrants, Joseph trouva un CD de musique qui lui fit de l’œil. Sur la couverture, une représentation d’un ange, au visage de femme, aux ailes abîmées, des larmes sur les yeux, semblait souffrir des égratignures du temps, et des flammes de la destruction. Il prit le CD qu’il rangea sous son manteau comme on cache une bouteille de gnôle, et marcha jusqu’à l’arrêt de bus, sous une nuit déjà naissante.

Il reprit le bus dans l’autre sens, bonnet sur la tête, relisant les dernières pages de son livre, comme pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose d’important, d’essentiel, de peut-être salutaire même, et la nuit se pointait déjà, enterrant ce nouveau jour gâché.

Il rentra chez lui éreinté, posa ses affaires, son manteau, son bonnet, salua son épouse qui se trouvait dans une autre pièce et qui lui répondit à peine, et regarda le CD qu’il avait ramené.

Je suis peut-être rien d’autre qu’une merde. Un agent de la destruction. Mais j’ai quand même le droit à un peu de beauté. Qu’on ne vienne pas me faire chier.

Porté par ce besoin de sublime, de beau, il plaça le disque sur dans le lecteur, et se posa sur le canapé.

Son épouse était toujours dans une autre pièce, peut être occupée, peut être indifférente, la cuisine était remplie d’un monticule de vaisselle et de crasse, de joyeusetés du quotidien, de tout ce qui entrave les hommes dans leur désir d’esthète, et la musique se mit en route. La passion selon Saint Matthieu. Tout de suite, un violon d’une force rare, d’une émotion rare emplit la pièce, le violon gémissait, d’un gémissement plein de douleur, mais aussi plein d’espoir, et une femme se mit ensuite à supplier Dieu.

« Erbarme dich , Erbarme Dich Mein Gott Aie Pitié, Aie Pitié mon Dieu

Um meiner Zähren willen! À la vue de mes larmes !

Erbarme dich , Erbarme Dich Mein Gott Aie Pitié, Aie Pitié mon Dieu

Schaue hier, Herz und Auge Regarde ici, cœur et yeux

Weint vor dir bitterlich. Pleurent amèrement.

Erbarme Dich Mein Gott Aie pitié mon Dieu »

Elle chantait en allemand, et Joseph ne comprenait pas l’allemand, mais il comprenait la souffrance, et cette femme souffrait, et les violons souffraient, et Joseph lui-même, éreinté, seul sur son canapé, sans comprendre réellement ce qui lui arrivait, souffrait, bien qu’il ne croyait pas en dieu, la souffrance n’a rien à voir avec dieu pensa-t-il, et il entendait, à travers la voix, cette femme pleurer, et il entendait les violons pleurer, et au milieu de cette passion, seul, et épuisé, Joseph se mit lui-même à pleurer, sans comprendre vraiment pourquoi.

Quelques minutes plus tard, en plein milieu de ce moment privilégié, de cette beauté faite de chair et de larmes, sa femme sortit de la pièce, et voyant l’homme seul sur son canapé en train de pleurer, lui demanda ce qu’il avait, s’il était « con ou bien quoi ».

— Rien, lui répondit Joseph, se demandant ce qu’il aurait bien pu répondre d’autre.

— Oublie pas la vaisselle, lui dit sa femme avant de retourner dans sa pièce et de laisser Joseph retourner à son moment de grâce.

Il resta assis, ainsi, quelques instants, quelques minutes, incapable de se défaire de cette quantité d’émotions qui l’emplissait, et il attendit, il attendit, il attendit que tout se taise, il attendit que la musique se taise, il attendit que les violons se taisent, et que la femme se taise, et quand enfin le silence regagna la pièce il se demanda ce qu’il venait de lui arriver. Il se rendit dans la cuisine, les yeux encore rougis, mais comme transformé, sublimé, et regarda la quantité de vaisselle, de crasse et de pourriture, qui l’attendait, et une pensée le submergea. Il se souvint d’une phrase, d’un vers, d’un bout de poésie qui trottait dans sa tête depuis plusieurs heures, comme un cheval sauvage, et qui prenait, maintenant, tout son sens. Il se répétait cette phrase de Rilke, d’à peine quelques mots, avec comme une sorte de détermination dans le regard, comme si dans ce moment de souffrance et de grâce, il venait d’entrevoir quelque chose de plus beau, de plus pur, de plus important.

Il n’arrivait plus à se détacher de cette phrase, convaincu qu’elle contenait en elle toute une beauté, même plus, toute une vérité.

Cette phrase résonnait maintenant avec un son particulier, avec une musique particulière, loin des usines, des flammes, des engins de destruction et des épouses froides. Une phrase qui portait en elle tout un danger, tout un avenir :

« Tu dois changer ta vie… »

Et rien ne lui avait jamais semblé plus vrai…

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