Extrait #4 du roman en cours d’écriture « Le Néant et la Nuit »
Les fourneaux étaient allumés, grondaient comme la gueule de l’enfer, des flammes, rouges, bleues, terribles, dansaient comme des anges de l’Apocalypse, crépitant au contact du fer, grésillant comme s’ils réclamaient leur dû, la vieille femme, les manches retroussées, tapant du pied par terre pour se donner la mesure, couper avec une agilité quasi meurtrière carottes, oignons, navets, les épluchures volant dans le ciel de la cuisine avant d’atterrir dans la poubelle, le jarret qui semblait craindre pour sa vie, lâchant un peu de jus signe que le trépas était pour bientôt, attendait son tour, et son tour arriva plus vite que prévu, la vieille femme, tout en braillant des insultes envers le monde entier, attrapa le morceau de barbaque et du couteau le plus aiguisé de sa batterie le trancha, lui déchirant les muscles dans une agonie qu’on pouvait imaginer vive, précise, et sans douleur. Tout cela passa ensuite sur la marmite, énorme, remplie d’une couche de graisse de cochon, le gras crépitant à en faire des bulles sous l’action et la chaleur des flammes, passant du blanc cadavérique au brun de la brûlure, la vieille femme, dans des gestes larges et exagérés, les manches retroussées jusqu’aux épaules, tambourinant toujours du pied pour montrer qu’elle se tuait à la tâche, regardant parfois le visage d’un Christ quelconque, d’une icône implorant comme par signe de sollicitude, certaine que Dieu reconnaît bien les siens, balança au fond de la marmite la viande et les légumes, faisant dorer le tout comme si les flammes de l’enfer elles-mêmes étaient venues lui prêter main forte pour caraméliser les fesses du jarret.
« Ah que le fiston va bien se régaler demain midi ! Attends de voir ce que ça va donner tout ça après une bonne nuit au feu. À feu doux bien sûr monsieur. C’t’une affaire de précision ici mon bon garçon. La cuisine c’est strict. Ça demande des efforts. De la rigueur. Pas étonnant plus que personne ne sache cuisiner. S’ils ont jamais su tiens. Trop occupés à faire leur affaires. Ils ont à faire qu’ils disent. Ils ont à boire, oui ! Ça pour sûr c’est des pochtrons. Ça pour sûr qu’ils bons dans l’ivrognerie tiens. Pas du genre à se tuer à la tâche. Ah ça non. Pas comme Papa ! Ah non ! Hein mon fiston. Papa c’était un Monsieur lui, un vrai. Un qui se tue à la tâche. À bosser pour tout le monde, tiens. Tellement qu’il en est mort. Mais toujours honnête. Et les manches retroussées. Un verre de vin le vendredi soir. Rien de plus. Et tout ça pour quoi ? Pour crever pour les poux ! Ah, quel monde fiston. Heureusement qu’il a une famille aimante le garçon. Une bonne maman qui lui cuisine du bon jarret. Un Papa qu’est plus là mais qu’est toujours présent avec son portrait. Un bon fiston qui a reçu une bonne éducation. Pas très causant mais c’est pas sa faute on va dire. N’a jamais parlé beaucoup. On a pas besoin de parler quand on est aimé. Hein mon garçon que c’est’y pas vrai ? »
Dans le recoin sombre, froid, silencieux, de la salle à manger, seul, assis sur son fauteuil, sans un mot, sans un geste, le fiston à sa maman, regard myope derrière ses énormes lunettes, le teint toujours aussi livide, les cheveux toujours aussi gras, gris, comme une poupée jetée depuis longtemps dans une benne à ordures, attendait sagement, immobile, sans qu’on puisse dire s’il était réellement envie, s’il était réellement conscient, sans qu’on puisse dire qu’il ne végétait pas dans un coma profond, qu’il n’était pas devenu un légume prêt à passer à la marmite lui aussi, reclus dans les limbes d’une pensée disparue, terne, rongée par des années d’ennui, de bonne éducation, d’époussetage à coup de balai, de prières, de sermons, de remontrance, de longues heures affalées sur ce fauteuil à ne plus savoir quoi faire, à perdre même l’envie de faire, à perdre toute envie, tout désir, à regarder telle une oie le spectacle offert par sa vieille mère, par sa même chorale quotidienne, par ses mêmes mots usés jusqu’à l’os, comme un jarret, jarret qui bouillonnait peut-être intérieurement, trop cuit, trop longtemps soumis aux flammes du jugement, et qui attendait son heure, silencieusement, dans son coin, en compagnie de quelques insectes, cafards ou araignées qui daignaient se frayer un chemin dans cet autel de la pureté, entre les jambes et les griffes de la vieille dame qui ne laissait rien passer, qui s’acharnait à lutter contre toute tentative d’intrusion de la saleté, des ténèbres, et de l’ennui.
« Qu’il vienne donc manger le fiston, appela la vieille dame. Une bonne soupe aux bons légumes préparée avec amour. À table, oui mon fiston. Ensuite une bonne prière, et une bonne nuit de sommeil. »