Fragments du Néant #5
Fragments du Néant #5

Fragments du Néant #5

Extrait #5 du roman en cours d’écriture « Le Néant et la Nuit »

Victor le salua, et se commanda une autre bière, et la nuit était maintenant partout, et il but une nouvelle gorgée, sans envie, sans plaisir, sans ivresse, comme si ce n’était plus rien d’autre qu’un verre de lait, sans intérêt, qu’il avait perdu le goût de quelque chose, le goût de la joie, le goût du désir, comme s’il s’était peu à peu éteint lui-même, d’avoir trop parlé, trop dit, trop énoncé, certain qu’à force de parler les mots perdaient de leur force, de leur capacité à porter le sens qu’ils étaient sensés porter, il s’affala sur sa chaise, regarda mollement son verre, le tourner pour regarder le liquide tourner à l’intérieur, regarda la mousse s’accrocher aux parois, redescendre lentement, former des bulles, il écoutait les conversations à côté de lui, regardait les groupes de fêtards arriver, les groupes de femmes se poser à quelques tables de lui, pour discuter, pour rire, montrant leurs jambes longues et fines, attirantes, sortant de jupe ou robe fendue, montrant leur plus beau sourire, leurs plus belles bouches, bariolées de rouges à lèvres terribles, incendiaires, belles et jeunes, le sourire facile et léger, montrant finalement ce que la jeunesse a de plus beau, la joie sans artifice, insouciante, encore épargnée par les années, par le poids des responsabilités, par les regrets, ce poids, cette pesanteur qui enracine un homme justement, qui l’écrase même, qui l’enterre, comme si elles n’avaient encore tout ce qu’il manquait à cet homme, fatigué, le regard toujours sévère, dur, ne sachant plus rire, ne sachant plus sourire, ne sachant plus vivre.

Il écoutait maintenant sans réussir à écouter autre chose, ces rires, ces discussions, cette joie, et il regardait maintenant sans réussir à regarder autre chose ces jeunes femmes, ces rires, ces jambes, longues, fines, gracieuse, et ces bouches, rouges, pleines, magnifiques, sensuelles, attirantes, ces corps qu’il ne connaissait plus, qui étaient maintenant inaccessibles, depuis longtemps, pensant soudain à sa femme qui l’attendait ou pas là chez lui en ce moment, son corps fatigué, gras, qu’il ne touchait même plus d’ailleurs, comme si le désir s’était éteint, avait disparu, enfoui sous le quotidien, sous des couches de routine, sous la paresse, sous l’ennui, et voyant ces jambes là, cette peau quasi parfaite, attirante, à quelques mètres, attendant d’être croquée, il ne pouvait s’arrêter de se dire que c’est là tout ce qui lui manquait, que c’était là tout ce qu’il lui fallait, de la joie, de la vie, une peau inédite, nouvelle, désirable, des jambes à caresser, à désirer, à prendre.

Oui, voilà ce qu’il me faut en réalité. Des jambes. Rien d’autre. Rah et quelles jambes. Pas n’importe quelles jambes. Pas des jambes tristes et fatiguées. Des jambes souriantes pour ainsi dire. Des jambes souriantes. Des jambes légères. Des jambes faciles. Comment un homme peut-il vivre sans une paire de jambes ? Mais impossible maintenant. Ça fait trop longtemps. Ces jambes sont hors de portée. Inaccessibles maintenant. Il faudrait trop d’efforts maintenant pour retrouver des jambes pareilles. Pour toucher des jambes pareilles. Il ne reste plus que des jambes grasses, usées. Des jambes qui font la grimace tiens. Repoussantes. Indésirables. Rah au diable les jambes… Qu’est ce que j’ai à me focaliser sur les jambes ? C’est du rire dont j’ai besoin. Du rire facile. Du rire vivant. Du rire souriant. Pas des grimaces. Pas des visages tristes. Pas du silence. Pas les faux compliments. Des jambes et des rires. Voilà tout. Et rien d’autre. Rien qui ne soit plus compliqué que du rire et des jambes. Rien qui ne soit qu’un poids de plus dans le quotidien. Pas une nouvelle pesanteur ou des promesses non. Juste de la légèreté. Voilà un rire léger. Des jambes légères. De la joie sans lendemain. Éphémère mais légère. Au diable la pesanteur…

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